Les bienheureux


Crypte de l'abbaye saint Etienne
Charlieu - France

Notre patrimoine regorge de petits joyaux de la statuaire qui, pour ne pas avoir la notoriété du Baiser de Rodin ou de la Danse de Carpeaux, n’en sont pas moins d’authentiques chefs d’œuvre. Celui-ci possède de surcroît l’élégance suprême d’être d’auteur anonyme [1]. Autant dire que, faute de pouvoir nous référer à ce « label de qualité » que représente aujourd’hui pour une œuvre la renommée de son auteur, il ne nous reste plus qu’à ouvrir les yeux et le cœur pour partir à la découverte de son indiscutable beauté.

L’œuvre est de taille moyenne puisqu’à première vue elle s’insère dans le chapiteau d’une colonne porteuse d’une construction architecturale. Le dessin simplifié de sa facture comme la rapidité d’exécution du travail de la pierre pourraient nous faire penser à une œuvre pratiquement contemporaine. Tel n’est pourtant pas le cas puisque ce haut-relief de deux êtres enlacés date du début du XIIè siècle de notre ère, autant dire, pour les amateurs de classification et d’étiquetage, de la pleine époque romane.

Quelle histoire nous racontent donc ces deux personnages aux contours épurés et aux regards éperdus ? S’il serait vain de chercher une exactitude anatomique dans l’articulation de leurs bras qui s’enlacent, du dessin suave et chaleureux de leur étreinte se dégage néanmoins l’essentiel de ce que l’artiste a voulu nous transmettre : ces deux êtres sont heureux d’être ensemble, de se retrouver ensemble là où ils se trouvent. Il n’est pour s’en convaincre que de regarder toute l’affection mise dans la caresse de la main du personnage de droite sur la tempe de son complice, tandis que les deux bras de ce dernier enserrent tendrement ses épaules.

L’on ne saurait dire exactement s’il s’agit du couple d’un homme et d’une femme blottis dans leur amour réciproque, ou de celui de deux amis dont l’amitié est devenue comme constitutive de leur être. Reste que l’intensité de l’amour qui se dégage de cette embrassade nous amène à la certitude que ces deux êtres sont unis par des sentiments vrais, constitutifs et essentiels de leur personne, sentiments réciproques qui n’auront pas de fin.

Mais nous sommes également d’emblée séduits par l’expression de contemplation profonde qui les unit dans une même tension et un même élan vers autre chose qu’eux-mêmes. Peut-être est-ce en les regardant que Saint-Exupéry avait expliqué que « s’aimer ce n’est pas se regarder l’un l’autre, mais regarder ensemble dans la même direction ». Cette exaltation commune qui semble les entraîner au-delà d’eux-mêmes donne la certitude au spectateur que ces deux-là ne sont déjà plus de ce monde et que leur béatitude est celle que procure la contemplation de Dieu.

Claire expression artistique d’une vérité chrétienne sur la vie éternelle : non seulement nous y entrerons corps, esprit et âme avec cette personnalité qui nous est unique à tout jamais, mais nous y retrouverons dans la louange éternelle du Créateur toutes celles de ses créatures qu’Il nous a données à aimer ici-bas. L’homme chrétien entre dans la plénitude de la vie avec Dieu en compagnie de tous ceux dont l’amour lui a permis d’exister en ce bas monde. C’est le mouvement réciproque de l’Incarnation du Verbe ; au Dieu qui prend chair répond l’homme « dont la chair est aussi esprit et le temps qui passe éternité » comme le résumait le philosophe Gustave Thibon avec toute la piété de son âme.

Une unité d’esprit qui transcende les époques
Nous retrouvons cette même certitude que l’homme passe la mort pour « entrer dans la vraie vie », comme dirait sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, dans la plénitude de sa personnalité et de ses affections, traduite quatre siècles plus tard par Michel Ange, sur l’un des murs de la Chapelle Sixtine, dans sa fresque du Jugement dernier où en effet, parmi les élus, au même niveau que le Christ, nous y découvrons sur la droite, un couple d’amis qui s’étreignent, heureux de se retrouver ensemble pour l'éternité.

Au-delà de l’extraordinaire diversité des artistes, des époques, des factures et des expressions esthétiques de l’art chrétien, au-delà de son généreux foisonnement qui lui a permis de traiter de toutes les facettes de la personne humaine et de la beauté de la création, nous constatons encore une fois ici cette non moins extraordinaire unité d’esprit qui transcende les époques et unit les artistes chrétiens dans une commune vision du banquet éternel auquel nous invite le Dieu d’amour.

[1] Ce haut-relief constitue la décoration de l’un des chapiteaux des colonnes de la crypte de l’Abbaye Saint Etienne de Charlieu (dans la Loire) ; il date du XIIè siècle et son auteur est anonyme. La reproduction que nous en avons ici se trouve au Musée des Monuments français à Paris, qui vient récemment de rouvrir ses portes.

La Vénus de Milo




Comment savoir si une sculpture est réussie ? Pourquoi la célébrité de la Vénus de Milo a traversé les siècles ? L’antiquité a-t-elle atteint le summum de l’art en sculpture humaine ? 


La renommée de la Vénus de Milo est telle que tout visiteur du Louvre se sent obligé de venir la contempler ; mais peu de gens prennent le temps nécessaire pour la regarder vraiment. Elle est pourtant bel et bien à la hauteur de sa réputation.

Nous sommes en présence de l’un des plus beaux nus de l’Antiquité grecque. Le regard du spectateur est ici le seul qui puisse l’aider à apprécier ce chef d’œuvre dans toute sa vérité puisque que l’ignorance que nous avons de son auteur ne permet pas de lui appliquer des jugements tout faits ou la grille de lecture systématisée d’une école artistique quelconque. La Vénus de Milo se livre à notre regard, vierge de tout a priori, seulement auréolée de sa saisissante beauté.

Tourner autour de ce chef d’œuvre
La présentation qu’en offre le musée du Louvre permet de tourner autour en toute liberté afin de la contempler sous tous les angles, comme les caméras le font autour des reines de beauté ou des top models, comme les amoureux le font autour de l’élue de leur cœur. Sous notre regard attentif, presqu’indiscret, elle semble s’animer et poursuivre pour nous ce mouvement arrêté dans le temps qui la faisait, en se penchant légèrement vers l’avant, poser la jambe gauche sur la première marche d’un escalier.

L’on notera immédiatement que les proportions du corps sont exactes ; l’artiste ne s’est pas cru obligé de modifier la vérité des proportions d’un corps de femme pour en augmenter la beauté en diminuant la taille des pieds, en allongeant celle des jambes... Les sculpteurs grecs, amoureux de la beauté humaine, ne tentaient pas de se substituer au Père éternel pour faire mieux que Lui dans la beauté de la création. L’humilité chez eux rejoignait le talent pour faire du beau avec du normal, avec la seule vérité des êtres.

Même s’il est vrai que le drap, qui dégage ses hanches et se love autour de ses jambes dont il dessine le mouvement, ne semble tenir en place que par l’opération du Saint-Esprit, tout en elle n’est qu’harmonie et sensualité. Le marbre légèrement ocré et non poli qui figure le vêtement ne semble là que pour servir d’écrin au marbre poli, chaleureux, qui sort de sa gangue et dessine le velouté de la peau nue et sculpte les formes pleines de la femme adulte dans toute la splendeur de sa féminité.

Vue de face, sa sensualité s’appuie sur la douceur des lignes obliques qui suivent la logique anatomique de sa pose. Oblique de la jambe gauche en premier plan qui suggère la marche sur un plan plus élevé et déhanche le bassin dont l’oblique part en sens inverse. La taille marquée, mais non artificiellement affinée, est le point de départ du buste à nouveau en sens inverse qui place la ligne des épaules dans une oblique parallèle à celle des hanches. Le port de tête, souverain, parfaitement vertical, donne son équilibre à la suite magistrale de ces courbes qui s’enchaînent pour nous restituer l’élégante sensualité de cette déesse.

L’extraordinaire rendu du moelleux de la chair, travaillé en profondeur, dessine le modelé sur les clavicules, creuse l’attache du cou sur le buste, sépare le galbe des seins, suggère les muscles abdominaux autour du nombril. Il laisse deviner l’os de la hanche sous la chair qui l’enrobe et donne envie d’y poser délicatement la main. Sans plus. Car la nudité ici est chaste ; nulle grivoiserie, nulle équivoque dans la pause, ne font passer le spectateur de la contemplation de la beauté de la femme à la vulgarité de l’indécence ou au désir pornographique. Vénus se présente ici à nos yeux comme Eve s’est placée, au jour de sa création, sous le regard de son Dieu : sûre d’elle-même et de sa beauté, mais sans volonté séductrice et sans les minauderies de la fausse pudeur.

Une chair en mouvement
Vue de dos, la Vénus de Milo est peut-être d’une beauté plus émouvante encore. La courbe de la hanche, à droite, n’est pas une ligne d’un seul trait qui la durcirait en lui ôtant toute vie, mais épouse les légères sinuosités de la chair en mouvement. L’on remarquera avec plaisir le charme des cheveux attachés en chignon dont quelques mèches coulent sur la nuque et celui de l’attache du cou sur les épaules inclinées. Le superbe velouté de la peau se dégage avec éclat de la gangue du vêtement, tandis que l’œil se complaît à suivre la courbe douce du sillon dorsal et lombaire jusqu’au creux de ses reins et la naissance de ses fesses. Ce dos est en mouvement et vit sous nos yeux. C’est tout le miracle de la statuaire grecque parvenue à son apogée. Le sculpteur sait restituer l’émotion qu’a fait naître en lui son modèle, il sait aussi nous la communiquer. Ici le charme de la femme d’âge mûr en pleine possession de tous ses atouts. Mais d’une manière générale, l’art grec ne s’intéresse qu’à la nature humaine qui constitue son thème d’inspiration essentiel. L’homme y charme l’homme, tout comme Dieu s’est complu dans ses créatures...

Un visage impersonnel
Si la Vénus de Milo resplendit d’une beauté indiscutable, le rendu de son visage n’atteint pas le même niveau de plénitude. L’on y découvre d’harmonieuses proportions qui correspondent à celle du corps. La hauteur du front a la même dimension que la longueur du nez, laquelle est identique à celle du bas du visage qui va de la pointe du nez au bas du menton. Tandis que le nez dans le prolongement du front dessine ce profil grec dont la renommée n’est plus à faire. Mais les yeux sont sans expression et la bouche charnue ne traduit aucune émotion. Un visage n’est pas qu’un ensemble de proportions, même séduisantes. Il doit porter l’expression du caractère et des sentiments de la personne à laquelle il appartient ; sinon, il n’est le visage de personne et demeure un archétype sans intérêt autre que plastique.

La comparaison que nous faisons ici avec Mademoiselle Fiocre de Carpeaux montre aisément à quel point la Vénus de Milo présente un visage anonyme sans expression particulière et sans émotion.

Tandis que l’œuvre de Carpeaux est le portrait de Mlle Fiocre, dont la finesse du cou accentue l’élégance et le port de tête d’une reine. Son visage a des proportions personnelles, son petit nez légèrement retroussé lui donne un air mutin, subtilement ironique et satisfait de lui-même que l’on retrouve à la commissure de ses lèvres. La hauteur de son front marque l’intelligence et la noblesse. Son visage est unique et révélateur de son âme. Cette primauté du visage et de la personnalisation de l’œuvre est la grande marque de la sculpture chrétienne.